Détecter le burn-out par le sang?

Auteur: L'Echo (14/11/2019)
Temps de lecture: 14min
Date de publication: 04/12/2019 - 09:24
Dernière mise à jour: 09/12/2019 - 16:27

Les gens s’épuisent au travail et se retrouvent chez leur médecin, sur les rotules. Mais le patient souffre-t-il d’un burn-out? Des chercheurs de la KU Leuven tentent de détecter des signes objectifs dans le sang des patients. Nous avons joué le jeu.

C’est la cohue des grands jours au centre de presse, au cœur du quartier européen à Bruxelles. Nous sommes le matin du mardi 31 octobre 2017, et la presse mondiale a été invitée pour une conférence du Premier ministre catalan Carles Puigdemont, réfugié en Belgique. Coincé entre les caméras, les journalistes et les politiciens, j’envoie un message à mon responsable hiérarchique: "Ça ne va plus."

Je l’avais déjà averti deux semaines plus tôt: je dormais mal, je me sentais amorphe, irritable, et je ne supportais plus le moindre bruit. "Ne t’inquiète pas", m’a-t-il répondu. "Nous allons nous débrouiller à partir de la rédaction." J’ai discuté quelques minutes avec un confrère d’un autre journal comme si de rien n’était, et j’ai pris le train pour rentrer chez moi.

Le jour même, mon généraliste a envoyé un échantillon de mon sang au laboratoire, pour s’assurer que mon niveau de glycémie était correct. La semaine précédente, il avait déjà demandé une batterie de tests, mais en dehors d’un cholestérol et d’une glycémie un peu trop élevés, ces analyses n’avaient rien donné. Avec un taux de sucre de 90 mg par décilitre de sang, j’étais revenu parfaitement dans la norme. Sur le plan médical, tout semblait donc au beau fixe.

Je lui ai demandé: "Docteur, est-ce un burn-out?"

Mais il n’a pas pu me le confirmer. Le monde médical continue à se débattre avec cette question. Les médecins ne peuvent que "supposer". Ils peuvent reconnaître des symptômes psychiques de burn-out, et grâce à quelques tests éliminer la possibilité qu’une autre maladie soit à l’origine de l’épuisement. Mais au final, le diagnostic reste incertain.

Des chercheurs de la KU Leuven essaient de changer les choses. Sous la direction du spécialiste du burn-out Lode Godderis, une équipe de scientifiques s’est mise en quête de marqueurs biologiques, en d’autres termes, de signaux d’alarme éventuellement présents dans la salive et le sang, susceptibles de révéler si une personne souffre de burn-out. Ces recherches ne sont pas nouvelles. Cela fait des années que des chercheurs du monde entier tentent de résoudre cette énigme et de trouver des biomarqueurs indiquant la présence de cette maladie.

Les chercheurs de la KU Leuven sont pionniers dans ce domaine. Ils sont les premiers à s’être concentrés sur l’épigénétique, qui étudie comment certains gènes sont activés et désactivés suite à de longues périodes de stress, et sont dès lors susceptibles de provoquer un burn-out. J’ai demandé si je pouvais faire partie des patients-cobayes. "Pas de problème. Nous vous attendons!"

Dans une petite pièce des bâtiments de l’université, une interne – Jelena Bakusic – me fait une prise de sang. Cela fait aujourd’hui neuf mois que j’ai ressenti les premiers symptômes d’épuisement et que je suis rentré chez moi après une demi-journée de travail. Depuis ce jour du 31 octobre, je suis allé travailler tous les jours, mais avec beaucoup de difficulté. Nous ne saurons que bien plus tard si mon sang contient encore des traces de burn-out.

"Nous n’en sommes qu’au début de l’étude", explique Bakusic. "Nous devons d’abord analyser les échantillons de sang des 160 participants et les comparer, pour tâcher de voir s’il existe des différences significatives entre les personnes en bonne santé et celles qui souffrent de burn-out."

En plus de la prise de sang, je fournis également trois échantillons de salive sur des cotons-tiges. Ils permettront aux chercheurs de savoir si mon corps contient d’importantes concentrations de cortisol, une hormone du stress qui se libère dans notre corps dans des situations de tension. Les chercheurs soupçonnent que le fonctionnement de certains gènes se modifie en cas de burn-out. Résultat: les personnes deviendraient moins sensibles aux signaux de stress et de récupération envoyés par des protéines et des hormones comme le cortisol.

Pour terminer, je remplis un questionnaire standard. Est-ce que je me sens épuisé en fin de journée? Souvent. Est-ce que je me suis senti irrité au cours de la dernière semaine? Certainement. Est-ce mon travail m’impose des deadlines serrées? Presque toujours.

Jusqu’à présent, les questionnaires scientifiques constituent le moyen le plus courant de déterminer si une personne souffre de burn-out. Le plus ancien – le Maslach burnout inventory (MBI) – date de 1981, et s’est retrouvé dépassé par plusieurs nouvelles études standard capables de poser un diagnostic avec davantage de précision. Malgré tout, ces questionnaires ont leurs limites. Ils partent tous du ressenti, par nature subjectif, du patient. Ce qui peut être vécu comme un épuisement total par un patient, sera peut-être considéré comme un "petit passage à vide" par un autre. La KU Leuven espère trouver des paramètres médicaux permettant de déterminer avec exactitude si un patient souffre ou non de burn-out.

Même si, chaque année, des dizaines de milliers de personnes décrochent en raison d’un épuisement professionnel, il n’existe encore aucune preuve scientifique susceptible d’étayer ce diagnostic. Certains médecins le mentionnent sur le certificat de maladie, mais le burn-out n’est pas encore repris dans le DSM ("Diagnostic and statistical manual of mental disorders" ou manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), l’ouvrage de référence en matière de troubles mentaux et qui comprend notamment une description détaillée de la dépression.

 

"Il est crucial de poser le bon diagnostic pour proposer le bon traitement", explique le responsable de l’équipe de chercheurs, Lode Godderis. "Les symptômes du burn-out ont beau ressembler à ceux de la dépression, les deux pathologies nécessitent une approche différente. En cas de dépression, les médecins prescrivent souvent des antidépresseurs, alors qu’ils seraient contre-productifs en cas de burn-out. Ceux qui manquent d’énergie risquent de se sentir encore plus fatigués, sans que les véritables causes du problème – souvent liées au travail – soient abordées."

Le burn-out est une réaction au stress chronique au travail. S’il perdure, les personnes s’épuisent. Pour se protéger, elles se distancient mentalement de leur travail, se retrouvent sans énergie et ne fonctionnent plus normalement. L’Organisation mondiale de la santé décrit le burn-out comme un phénomène lié au travail et relève trois types de symptômes: épuisement, indifférence envers son travail et perte de capacité professionnelle.

"Une personne souffrant de burn-out aura tendance à dire ‘J’aimerais bien, mais je n’en suis plus capable’", explique Godderis. "Pour la personne concernée, cela peut se produire soudainement, mais la plupart du temps, la famille et les amis ont déjà détecté certains signaux. Le burn-out s’accompagne souvent de problèmes de sommeil, comme des difficultés à s’endormir ou des réveils intempestifs au milieu de la nuit, pendant lesquels elles ruminent à propos du travail. Elles continuent à réfléchir à un problème, mais pas à sa solution. Cela consomme beaucoup d’énergie. Ces personnes s’épuisent, la qualité de leur travail s’en ressent, et pour compenser, elles travaillent encore plus, passent plus de temps à des projets exigeant beaucoup d’énergie, et il leur reste moins de temps pour se relaxer. Et tout d’un coup, elles s’effondrent."

Godderis souligne que le stress au travail n’est pas en soi un problème, à condition qu’il ne se prolonge pas. "Le fait que des amis se plaignent de ne plus vous voir très souvent, ou que vos enfants disent que vous leur manquez, sont des signaux qu’il vaut mieux ne pas ignorer", poursuit le professeur.

Certains laboratoires commerciaux prétendent être en mesure d’indiquer si une personne souffre de burn-out, uniquement sur base de son taux de cortisol, mais l’utilité de ces tests n’a pas encore été scientifiquement prouvée. La réalité est beaucoup plus complexe et découle de la combinaison de différentes hormones et de paramètres qui fluctuent en permanence.

L’objectif de la KU Leuven est de cartographier ces interactions complexes pour arriver à une sorte de "signature biologique" du burn-out. Sur base de profils sanguins spécifiques, les chercheurs espèrent pouvoir établir un diagnostic précis. On peut comparer cette démarche à celle du passeport sanguin d’un cycliste professionnel, où une combinaison de paramètres indique si le coureur est ou non dopé.

L’approche de la KU Leuven est totalement novatrice en ce sens qu’elle s’intéresse aux gènes qui sont activés et désactivés. "Nous pensons qu’en cas de burn-out et de stress permanent, certaines substances se fixent à notre ADN et s’accumulent sur certains gènes", explique Bakusic. "Ce processus de méthylation freine certains gènes qui jouent un rôle important dans la régulation de notre niveau de stress et ont un impact non négligeable sur la capacité d’autorégénération de notre cerveau."

L’étude se concentre sur les gènes qui jouent un rôle crucial dans notre cerveau pour la production du cortisol, de la sérotonine, de la dopamine, de l’adrénaline, de la noradrénaline et du BDNF (brain-derived neurotrophic factor) et la réactivité à ces molécules. Ces substances sont importantes pour la régulation de notre humeur, nous stimulent en situation de stress et font en sorte que notre corps repasse ensuite en mode repos.

Deux ans jour pour jour après avoir annoncé à mon patron que cela n’allait plus, je reçois un e-mail de la KU Leuven. "Suivi de l’étude sur le burn-out et ses marqueurs biologiques", indique le message. Je prends rendez-vous à Louvain, curieux de savoir si les chercheurs ont trouvé un indicateur dans mon sang.

La déception ne se fait pas attendre. "Nous voyons dans vos résultats que vous avez traversé une période difficile", explique Godderis. "Vous avez clairement indiqué dans le questionnaire que vous vous sentiez épuisé. Mais que vous aviez l’impression de pouvoir faire votre travail correctement, et c’est probablement la raison pour laquelle vous avez continué à travailler. Mais quand vous avez rempli le questionnaire, vous étiez émotionnellement épuisé et vous vous étiez clairement distancié de votre travail. Sur ce plan, votre score est de 25, alors qu’il doit normalement être inférieur à 14."

Mes résultats sont trop proches de ceux qui indiquent un burn-out pour que je puisse faire partie du groupe de contrôle de personnes en bonne santé, mais ils ne sont pas suffisamment alarmants pour que je sois diagnostiqué en burn-out. En tant que sujet test numéro C117, je ne suis donc pas sélectionné pour l’étude, me dit-on. L’avantage, c’est que mes données sanguines ne seront pas reprises dans la banque de données anonymisées. "Cela nous permet de comparer vos résultats, tant avec le groupe de contrôle que celui des personnes souffrant de burn-out", explique Godderis.

Vient ensuite le verdict: l’analyse de ma salive indique que mon niveau de cortisol, l’hormone du stress, est très bas après mon réveil, pour ensuite rapidement remonter. Je fais partie des 25% des participants affichant la plus forte remontée après le réveil. Ces valeurs sont comparables avec le groupe de personnes souffrant de burn-out, où les chercheurs constatent la même remontée rapide. Dans la même ligne, mon sang comprend également de très faibles concentrations de BDNF, une protéine qui joue un rôle important dans la récupération du cerveau.

Tous les signes semblent donc être bien présents. Sensation d’épuisement? Check. Distanciation par rapport à mon travail? Check. Augmentation rapide du taux de cortisol? Check. Capacité réduite de récupération du cerveau? Check.

Je repose la question: "Est-ce que je souffre d’un burn-out, docteur?"

Le professeur met en garde contre toute conclusion hâtive. "L’étude est encore en cours. Il existe d’autres anomalies que nous n’arrivons pas encore à expliquer", poursuit Godderis. "Chez les personnes souffrant de burn-out, nous constatons que le gène de la fabrication du BDNF est ralenti, mais ce n’est pas le cas chez vous. C’est propre à la médecine, non? Rien n’est jamais tout blanc ou tout noir."

Selon Godderis, les premiers résultats sont prometteurs. Il pense cependant qu’il est peu probable que l’on trouve un jour un marqueur biologique unique pour le burn-out, comme le cholestérol est un facteur prédictif de certaines pathologies cardiaques. "Pour savoir si une personne souffre de burn-out, il faudra toujours passer par un questionnaire standard, une discussion approfondie et une combinaison d’indicateurs biologiques", explique le professeur. "Ces trois éléments permettent de poser un diagnostic correct. Nous pouvons ainsi faire en sorte que ces patients reçoivent un traitement approprié, qu’ils évitent de prendre des antidépresseurs et que les causes de leur burn-out soient prises en compte à leur travail."

Dans un scénario idéal, une goutte de sang suffira peut-être un jour pour poser un diagnostic précis de burn-out. Et si la maladie est mieux comprise, on peut espérer mettre au point des médicaments capables de réactiver les gènes qui nous protègent contre le stress et l’épuisement. Mais nous en sommes encore loin. La science cherche encore des preuves tangibles, afin que lorsque nous poserons la question à notre médecin, il puisse nous dire avec certitude si nous souffrons ou non d’un burn-out.

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