Port du voile sur le lieu de travail : que dit la C.J.U.E. ?

Auteur: Catherine Legardien
Temps de lecture: 8min
Date de publication: 13/08/2018 - 13:19
Dernière mise à jour: 22/11/2018 - 10:53

Le 14 mars dernier, la Cour de justice de l’Union européenne (C.J.U.E.) a rendu un arrêt suite à une question préjudicielle posée par la Cour de cassation belge concernant le port du voile islamique sur le lieu de travail.

Pour une information complète concernant l’application de la « réglementation anti-discrimination » dans les relations de travail, voyez le Memento de l’Employeur du mois de mai 2015.

Contexte

Les faits

Une réceptionniste de confession musulmane travaille pour un employeur qui fournit des services de réception et d’accueil à des clients appartenant tant au secteur public qu’au secteur privé. Il existe, au sein de l’entreprise, une règle tacite (non écrite) en vertu de laquelle les travailleurs ne peuvent porter sur le lieu de travail aucun signe visible de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses.

Trois ans après son engagement, la travailleuse informe la direction qu’elle envisage de porter le voile pendant les heures de travail. La direction lui répond que cette pratique est contraire à la politique de neutralité de l’entreprise. Peu de temps après, la règle tacite (en vertu de laquelle les travailleurs ne peuvent porter sur le lieu de travail aucun signe visible de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses) est insérée dans le règlement de travail.

La réceptionniste refuse de se conformer à l’interdiction qui lui est faite. Son employeur décide alors de la licencier.

La travailleuse, estimant avoir été victime d’une discrimination fondée sur sa religion, intente une action devant les juridictions du travail.

Arrêt de la Cour du travail d’Anvers

Dans un arrêt du 23 décembre 2011, la Cour du travail d’Anvers a, suite à l’appel interjeté par la travailleuse, jugé que l’interdiction, contenue dans le règlement de travail, faite aux travailleurs de porter sur les lieux de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses n’est pas constitutive d’une discrimination directe.

Les raisons invoquées sont les suivantes : cette disposition du règlement de travail ne fait aucune distinction entre des (groupes de) travailleurs, n’utilise aucun critère de distinction pour traiter moins favorablement certains (groupes de) travailleurs, vise sans distinction toutes les expressions visibles de quelques croyances que ce soit et s’adresse, par conséquent, à tous les travailleurs de la société.

La Cour du travail a de même rejeté l’existence d’une discrimination indirecte, estimant que, même si une distinction indirecte est démontrée, il existe une justification possible objective et raisonnable de l’interdiction faite par la société.

Question préjudicielle posée à la CJUE

La Cour de cassation, saisie à la suite de l’arrêt rendu par la Cour du travail d’Anvers, a, dans un arrêt du 9 mars 2015, décidé de poser à la C.J.U.E. la question préjudicielle suivante : « La réglementation anti-discrimination doit-elle être interprétée dans le sens que l’interdiction pour une musulmane de porter le foulard sur le lieu de travail ne constitue pas une discrimination directe lorsque l’employeur a prévu une interdiction pour tous les travailleurs de porter sur le lieu du travail des signes distinctifs de convictions politiques, philosophiques ou religieuses » ?

Que dit la CJUE ?

L’arrêt de la C.J.U.E. du 14 mars 2017 a répondu à cette question. Elle apporte, par ailleurs, des éléments de réponse à la question de savoir s’il pourrait exister une discrimination indirecte.

Discrimination directe ?

L’interdiction, contenue dans le règlement de travail, faite aux travailleurs de porter sur les lieux de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses n’est pas, selon la C.J.U.E., constitutive d’une discrimination directe.

Cette règle vise en effet indifféremment toute manifestation de telles convictions. Elle traite par conséquent de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise, en leur imposant, de manière générale et indifférenciée, notamment une neutralité vestimentaire s’opposant au port de tels signes.

Discrimination indirecte ?

La C.J.U.E. relève toutefois qu’il appartient au juge national d’examiner si la règle n’instaure pas une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou sur les convictions. Ce serait le cas s’il est établi que l’obligation en apparence neutre qu’elle contient aboutit en fait à un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données.

Une telle différence de traitement ne serait toutefois pas constitutive d’une discrimination indirecte si elle est objectivement justifiée par un objectif légitime et si les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires.

La C.J.U.E. donne quelques éléments de réponse auxquels le juge national peut se référer pour estimer si la discrimination indirecte est établie.

Objectif légitime

La volonté d’afficher, dans les relations avec les clients tant publics que privés, une politique de neutralité politique, philosophique ou religieuse doit être considérée comme légitime.

En effet, le souhait d’un employeur d’afficher une image de neutralité à l’égard des clients se rapporte à la liberté d’entreprise et revêt en principe un caractère légitime, notamment lorsque seuls sont impliqués par l’employeur dans la poursuite de cet objectif les travailleurs qui sont supposés entrer en contact avec les clients de l’employeur.

Moyens appropriés

Le fait d’interdire aux travailleurs le port visible de signes de convictions politiques, philosophiques ou religieuses est apte à assurer la bonne application d’une politique de neutralité, à condition que cette politique soit véritablement poursuivie de manière cohérente et systématique.

Il faut, à cet égard, examiner si l’employeur avait établi, préalablement au licenciement de la travailleuse, une politique générale et indifférenciée d’interdiction du port visible des signes de convictions politiques, philosophiques ou religieuses à l’égard des membres de son personnel en contact avec ses clients.

Moyens nécessaires

L’interdiction, contenue dans le règlement de travail, faite aux travailleurs de porter sur les lieux de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses doit se limiter au strict nécessaire pour atteindre le but poursuivi, c’est-à-dire, en l’occurrence, ne viser que les travailleurs qui sont en relation avec des clients.

Il faut par ailleurs vérifier si, tout en tenant compte des contraintes inhérentes à l’entreprise et sans que celle-ci ait à subir une charge supplémentaire, l’employeur aurait eu la possibilité de proposer à la travailleuse un poste de travail n’impliquant pas de contact visuel avec les clients, plutôt que de procéder à son licenciement.

Que retenir ?

De cet arrêt de la C.J.U.E., nous pouvons retirer quelques enseignements en matière d’interdiction de porter sur le lieu du travail des signes distinctifs de convictions politiques, philosophiques ou religieuses.

1. Idéalement, la règle selon laquelle il est interdit pour les travailleurs de porter sur le lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses sera consignée dans le règlement de travail en vigueur dans l’entreprise.

2. Cette règle ne constitue pas une discrimination directe.

3. Elle ne constitue pas davantage une discrimination indirecte si l’objectif de cette règle est d’instaurer une politique de neutralité au sein de l’entreprise et si elle ne s’applique qu’aux travailleurs qui sont en contact avec les clients.

4. Si un travailleur occupant une fonction le mettant en contact avec des clients souhaite porter un signe visible de ses convictions politiques, philosophiques ou religieuses, l’employeur doit, dans la mesure du possible, lui proposer un autre poste de travail, avant, le cas échéant, d’envisager de le licencier.

Source : C.J.U.E., 14 mars 2017, aff. C-157/15, Achbita (http://curia.europa.eu)

Auteur : Catherine Legardien

20-04-2017

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